vendredi 23 septembre 2011

La prière de la grand-mère de l'écrivain Maxime Gorki


"Mais parfois, elle prie très longtemps. Je m'endors pour de bon et je ne l’entends pas se coucher.
Les journées de peines, de disputes et de querelles se terminent toujours par de longues prières. Je les écoute de toutes mes oreilles. Grand-mère raconte à Dieu tout ce qui s'est passé dans la maison. Quand elle est agenouillée, énorme et lourde, elle ressemble à une montagne. D'abord, j'entends un murmure rapide et indistinct, puis sa voix profonde s'élève:
- Tu le sais bien, Seigneur, chacun pense à son avantage. Mikhaïl est l'aîné, c'est lui qui devrait rester en ville. Ça le vexe de partir de l'autre côté du fleuve dans un quartier inconnu : on ne sait pas comment les affaires y marcheront. Le père, lui, il préfère lakov. Est-ce bien de ne pas aimer également ses enfants? ... Le vieux est têtu, tu devrais lui faire entendre raison, Seigneur !
Regardant les icônes sombres de ses grands yeux lumineux, elle suggère à son Dieu :
- Envoie-lui donc un bon rêve, Seigneur, pour qu'il comprenne comment il faut faire le partage entre les enfants!
Elle se signe et se prosterne jusqu'à terre, heurtant le plancher de son grand front. Puis elle se redresse et continue d'un ton persuasif :
- Accorde un peu de joie à Varvara. Est-ce qu'elle t'a offensé, est-ce qu'elle est plus coupable que les autres ? C'est une femme jeune, pleine de santé et elle ne connaît que la tristesse. Pense aussi, Seigneur, à Grigori. Sa vue baisse de plus en plus; s'il devient aveugle, il ira mendier, ce n'est pas bien! Il a usé toutes ses forces pour le grand-père et il ne peut même pas compter sur son aide
maintenant. Ah! Seigneur, Seigneur !...
Elle reste longtemps silencieuse, la tête baissée humblement et les bras pendants, comme si elle était profondément endormie ou raidie par le froid.
- Quoi encore ? se demande-t-elle tout haut en fronçant les sourcils. Prends en pitié et sauve tous les orthodoxes.Pardonne à la maudite sotte que je suis. Tu le sais, Ce n'est pas par méchanceté que je pèche, mais par bêtise.
Après un profond soupir, elle reprend d'une voix caressante et satisfaite :
- Tu sais tout, mon Dieu, tu connais tout, Père.
Le Dieu de grand-mère, qui lui était si proche, me plaisait beaucoup et je demandais souvent:
- Parle-moi de Dieu!
Alors elle se soulevait, s'asseyait, jetait un fichu sur sa tête et se lançait dans un long récit jusqu'à ce que je m'endorme. Elle avait une façon particulière de parler de Dieu, à voix basse, en traînant sur les mots.
- Le Seigneur est au paradis, assis sur une colline, au milieu d'une prairie; des tilleuls d'argent abritent son trône de saphir et ces tilleuls sont en fleurs toute l'année, car le paradis ne connaît ni l'automne, ni l'hiver; les fleurs n'y fanent jamais, elles fleurissent sans trêve pour la joie des saints. Autour du Seigneur vole une multitude d'anges. Ils ressemblent à des flocons de neige ou à des essaims d'abeilles. Ils descendent du ciel sur la terre comme des pigeons blancs et ils remontent ensuite raconter à Dieu ce qui se passe chez les hommes: Là-bas, il y a ton ange et le mien et celui du grand-père. Le Seigneur est juste, il a donné un ange à chacun. Le tien raconte au Seigneur:
« Alexis a tiré la langue à son grand-père. » Et le Seigneur décide: «Eh bien, que le vieux le fouette! » Et c'est la même chose pour tous. Dieu donne à chacun selon ses mérites, à l'un le chagrin, à l'autre la joie. Il fait si bon là-haut que les anges se réjouissent, battent des ailes et chantent sans trêve: «Gloire à Toi, Seigneur, gloire à toi ! » Et lui, le Bon Dieu, il se contente de sourire comme pour dire: «C'est bien, c'est bien! »
Elle-même souriait en secouant la tête.
- Tu as vu tout ça ?
- Non, mais je le sais, répondait-elle, pensive.
Quand elle parlait de Dieu, du paradis et des anges, grand-mère semblait devenir petite et douce. Son visage rajeunissait, ses yeux embués de larmes rayonnaient d'une douce lumière. Je prenais ses lourdes nattes soyeuses et je les enroulais autour de mon cou. Immobile, j'écoutais avec attentiou ses récits. sans jamais m'en lasser.
- Il n'est pas donné aux hommes de voir Dieu, ils en perdraient la vue. Seuls, les saints peuvent le contempler. Mais j'ai vu des anges. Ils se montrent à ceux qui ont l'âme pure. Une fois, j'étais dans l'église, à la messe du matin. Il y en avait deux derrière l'iconostase. On aurait dit des nuages, on voyait tout au travers d'eux; Ils étaient lumineux, lumineux, avec des ailes en dentelles et en mousseline qui tombaient jusqu'à terre. Ils tournaient autour de l'autel et ils aidaient le vieux père lIya qui n'y voyait plus. Quand il levait ses bras fatigués pour prier, ils lui soutenaient les coudes. Il est mort peu de temps après. Moi, ce jour-là, quand je les ai vus, j'ai été paralysée par la joie; mon cœur s'est mis à me faire mal et j'ai pleuré. Oh ! c'était beau, Alexis, petite âme bleue. Tout est bien sur terre et dans le ciel, tout est si bien ...
- Et chez nous aussi, c'est bien ?
Grand-mère se signa
- Gloire à la Très Sainte Mère de Dieu, tout est bien!
Cette réponse me déconcertait. Il était difficile d'admettre que tout allait bien à la maison. Il me semblait que la vie y était de plus en plus insupportable."
(Extrait du livre de Maxime Gorki "Enfance" Ed. français réunis)

Maxime Горький, "l'Amer", de son vrai nom Алексей Максимович Пешков, fut un immense écrivain, à la fois hautement honoré par le régime soviétique et constamment surveillé pour ce qui demeurait en lui – malgré ses compromissions et son regrettable soutien de l'impitoyable tyrannie communiste – de capacité à toujours se révolter. On peut de ce fait penser qu'il fut probablement assassiné par les communistes. Il a écrit de très belles pages sur la foi orthodoxe qu'il avait perdue assez tôt certainement.. 

Staline et Gorki
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