Un article de Jean-Claude Larchet
Disons-le d’emblée, il n’y a pas en France de texte unique du Notre-Père, que ce soit pour la pratique ecclésiale ou la pratique personnelle.
Cela s’explique en grande partie par la situation ecclésiologique de la diaspora, où il n’y a pas une Église locale unique avec une langue unique et une autorité épiscopale unique, mais la présence d’une pluralité d’Églises locales, correspondant à la multiplicité des groupes d’immigrés auxquelles elles correspondent et représentées chacune par un diocèse, plusieurs diocèses pouvant se superposer sur un même territoire, ce qui n’est pas conforme aux canons de l’Église ancienne toujours en vigueur dans l’Église orthodoxe, mais est une réalité pour le moment irréformable, tant il est difficile, concrètement, de réunir les conditions pour la création d’une Église locale unique.
Depuis de nombreuses années s’est constituée dans chaque pays de la diaspora une Assemblée des évêques orthodoxes ; ces Assemblées ont un président d’honneur qui, conformément aux diptyques (ordre de préséance selon le rang honorifique), est l’évêque-métropolite du patriarcat de Constantinople, mais cette Assemblée n’a pas, selon l’ecclésiologie orthodoxe, de réalité canonique (comme en a une l’Assemblée des évêques ou le Saint-Synode d’une même Église locale), et elle peut formuler des avis mais n’a pas de pouvoir décisionnaire et exécutif, chaque évêque restant, selon les statuts définis lors de la création de ces Assemblées, soumis au seul Synode de l’Église locale dont il dépend.
Du point de vue linguistique, il y a à la base deux langues liturgiques fondamentales : le grec liturgique, adopté par les Églises locales de tradition grecque (la partie hellénophone des patriarcats de Constantinople, d’Alexandrie et de Jérusalem, la Grèce, le Mont-Athos), et le slavon, adopté par les Églises de tradition slave (russe, bulgare, serbe). Certaines Églises utilisent depuis plus ou moins longtemps la langue vernaculaire qui leur est propre : c’est le cas de l’Église d’Antioche et d’une partie de l’Église de Jérusalem qui utilisent l’arabe, de l’Église roumaine et de l’Église serbe.
Présentes dans la diaspora, ces différentes Églises ont, pour la plupart de leurs paroisses, gardé ces langues, mais ont aussi créé des paroisses francophones, qui ont le français comme langue liturgique ; il y a aussi des paroisses mixtes qui utilisent alternativement les deux langues ; dans certaines paroisses, certaines prières importantes (comme le Credo ou le Notre Père) sont dites deux fois : une fois dans la langue originale et une fois en français.
Ce sont surtout les traductions en français de la Liturgie, laquelle inclut le Notre-Père, qui ont contribué à définir la traduction de la prière dominicale.
Or plusieurs traductions de la Liturgie en français ont été réalisées au fil du temps et utilisées par les paroisses francophones, et des différences notables y apparaissent dans la traduction du Notre Père. Il y a une entente sur la façon de traduire toute la première partie, mais trois des demandes de la seconde partie, qui sont problématiques, ont été diversement traduites. Cet article prenant place dans le cadre d’une réflexion sur la 6edemande en relation avec le changement de traduction récemment imposé à ses fidèles par l’Église catholique-romaine, nous nous concentrerons sur elle et nous limiterons, à la fin de cet article, à quelques remarques sur les autres demandes qui posent un réel problème aux yeux des Orthodoxes.
Voyons tout d’abord comment la 6e demande a été traduite au fil des différentes éditions de la Liturgie de saint Jean Chrysostome – qui a une valeur normative puisque le Notre Père y est chanté (selon l’usage des Églises russe et roumaine) ou lu (selon l’usage des Églises grecque et serbe) solennellement et publiquement.
— La Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, traduction de Mgr Sylvestre, Nice, 1965 est l’une des premières éditions orthodoxes du texte de la Liturgie en français et a été longtemps en usage dans la plupart des paroisses francophones ; elle l’est encore dans quelques-unes d’entre elles qui n’ont pas voulu modifier les habitudes des célébrants et des fidèles : « et ne nous induis pas en tentation. » Cette traduction était celle de la traduction Second de la Bible, une version protestante du XIXe siècle appréciée par beaucoup d’Orthodoxes (aujourd’hui encore) pour sa littéralité. Certaines paroisses francophones de tradition slave ont volontiers adopté cette traduction de la 6e demande parce qu’elle correspond formellement à la traduction slavonne : не введи нас во искушение.
— Le 4 janvier 1966, les autorités catholiques, orthodoxes et protestantes ont décidé d'adopter une traduction commune du Notre Père en langue française. Du côté orthodoxe, la déclaration commune qui a été faite à ce sujet porte les signatures des membres de ce qui était alors le Comité Interépiscopal Orthodoxe (ancêtre de l’actuelle Assemblée des Évêques Orthodoxes de France [A.E.O.F.]). La traduction adoptée pour la 6e demande était alors la suivante : « et ne nous soumets pas à la tentation. »
— La Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, publiée avec la bénédiction de S. E. Georges, archevêque de l’Archevêché des paroisses russes en Europe occidentale (rue Daru), éd. Liturgica, Paris, 1999, s’est conformée à cette traduction, qui a été également adoptée quelques années plus tard par une édition destinée aux paroisses francophones de l’Église roumaine : Divines Liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile le Grand, traduites du grec par l'archimandrite Jacob, le hiéromoine Élisée et le père Dr. Y. Goldman, éditées avec la bénédiction de S. E. l’archevêque Joseph, métropolite de la Métropole orthodoxe roumaine d’Europe occidentale et méridionale, Villebazy, 2002).
Si beaucoup de prêtres ont adopté la traduction de la Liturgie publiée par les éditions Litrurgica en remplacement de celle de Mgr Sylvestre, beaucoup se sont montrés réticents à adopter le texte du Notre Père, et beaucoup de fidèles ont eu la même attitude. D’une part ils ne voulaient pas, pour une prière courante, changer des habitudes acquises de longue date ; d’autre part ils percevaient bien que le texte est problématique du point de vue de la théologie et de la spiritualité orthodoxes.
La traduction précédente : « ne nous induis pas en tentation » était déjà ambiguë ; mais la nouvelle formule indiquait très clairement que non seulement Dieu est susceptible nous tenter, mais encore qu’il peut nous soumettre à la tentation, laissant entendre que non seulement il peut nous la proposer, mais encore nous en imposer le contenu. Or il est clair pour la conscience orthodoxe : 1) que Dieu lui-même ne nous tente pas (cf. Jc 1, 13) et que c’est là, selon les Écritures et l’enseignement unanime des Pères, l’œuvre du Tentateur, le diable, et des démons, et 2) qu’il est encore moins susceptible de nous soumettre à la tentation, car l’homme ne peut être poussé à succomber à la tentation que par le pouvoir que le diable exerce sur lui (dans le cas d’un non-baptisé par exemple), et/ou par sa propre volonté suivant ses passions (ou comme le dit l’Écriture [Jc 1, 14], par sa propre convoitise).
Beaucoup avaient conscience que, si l’on voulait garder le verbe « soumettre », la formule correcte aurait dû être : « fais que nous ne soyons pas soumis à la tentation », ou encore, comme le disait l’ancienne traduction catholique qui ne respectait pas la littéralité du texte mais correspondait bien à son sens véritable : « ne nous laisse pas succomber à la tentation ».
Une résistance passive à la nouvelle formule s’est donc établie de facto dans bien des cas ; quelques voix se sont élevées, la plus militante et retentissante étant celle de Jean-Marie Gourvil qui, d’abord dans un texte polycopié puis dans un livre publié en 2004 aux éditions F.-X. de Guibert et intitulé Ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve. Une nouvelle traduction du Notre Père, a argumenté de façon approfondie contre cette nouvelle traduction, récapitulant toute la littérature patristique et exégétique afférente qui ne va pas dans son sens. À la fin de son étude, il proposait différentes traductions possibles : « ne nous laisse pas succomber à la tentation » ; « ne nous laisse pas entrer dans la tentation » ; « ne nous laisse pas être emportés par la tentation » ; « ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve » ; « ne nous laisse pas succomber dans l’épreuve ». Au moment de publier le livre, la commission liturgique de l’A.E.O.F. avait cependant adopté la formule « ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve », et J.-M. Gourvil, la tenant déjà pour acquise par l’A.E.O.F l’utilisait comme titre de son livre, non sans créer une certaine incohérence avec son contenu.
— C’est cette dernière traduction – « ne nous laisse pas succomber dans l’épreuve » – qui fut en effet adoptée dans une nouvelle édition du texte de la Liturgie : La Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, traduction de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France, éd. de la Fraternité Orthodoxe en Europe Occidentale, Paris, 2007. Contrairement à ce qui est indiqué, l’Assemblée des évêques n’a pas réalisé cette nouvelle traduction mais l’a simplement approuvée, sans avoir le pouvoir de l’imposer à l’ensemble des paroisses orthodoxes, certains évêques de l’A.E.O.F. (comme le métropolite Emmanuel ou le métropolite Joseph) approuvant parallèlement des traductions différentes.
Cette traduction n’a pratiquement pas été adoptée, car outre qu’elle impliquerait, une fois de plus, que l’on modifiât des habitudes acquises communautairement et individuellement, elle pose presque autant de problèmes que la précédente, car s’il est exclu que Dieu puisse soumettre l’homme à la tentation ou seulement la lui proposer, il n’est pas exclu en revanche qu’il mette sur la voie de l’homme certaines épreuves considérant qu’elles seront pour lui un moyen de progresser spirituellement en les affrontant puis en les surmontant : cela ressort de différents passages des Écritures (voir par ex. 1 P 1, 6, 7), mais aussi de l’enseignement commun des Pères.
Certains fidèles ont ouvertement critiqué cette traduction (en particulier sur le « Forum orthodoxe francophone », très actif à cette époque). D’autres ont glosé pour rendre la formule plus acceptable, proposant par exemple : « ne nous soumets pas à l’épreuve au-delà de ce que nous pouvons supporter », ou encore, comme Jean-François Colosimo dans l’une de ses chroniques du Monde des religions : « ne nous laisse pas persévérer dans l’épreuve », ce qu’il aurait fallu plutôt formuler : « ne nous laisse pas endurer des épreuves trop longues ou trop dures » ; mais toutes ces propositions s’éloignent considérablement du texte. Le mot peirasmos a d’ailleurs dans le Nouveau Testament et chez les Pères presque toujours le sens de tentation, le mot épreuve correspondant plutôt au grec dokimé.
Il convient sans aucun doute de revenir à la notion de tentation, n’en déplaise à ceux dont la mentalité sécularisée (encore peu présente dans l’Église orthodoxe) n’aime entendre parler ni de diable, ni de péché, ni donc de tentation).
— Dans Les Divines Liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile le Grand, et la Liturgie des Dons Présanctifiés, selon l’usage du Mont-Athos, traduction publiée avec la bénédiction de S. E. le métropolite Emmanuel, Métropole grecque de France, Patriarcat œcuménique, Saint-Laurent-en-Royans et Solan, 2009, le Père Placide Deseille (qui a par ses travaux antérieurs acquis une grande autorité en matière de traduction de textes scripturaires et patristiques) propose tout bonnement d’en revenir à l’ancienne traduction catholique : « ne ne nous laisse pas succomber à la tentation » qui, comme nous l’avons déjà noté, ne correspond pas à la littéralité du texte, mais bien à son sens. La traduction liturgique du Père Placide Deseille, dans sa globalité, n’a cependant été adoptée que par quelques paroisses grecques, car elle diffère en certains points de l’usage des Églises slaves.
— En 2013, l’Église catholique, devant l’opposition suscitée en son sein par la formule « ne nous soumets pas à la tentation » qu’elle avait conservée jusqu’alors, a décidé d’adopter cette nouvelle traduction : « et ne nous laisse pas entrer en tentation. »
Cette traduction est sans aucun doute correcte. Outre qu’elle est justifiable d’un point de vue grammatical si l’on se réfère à l’hébreu et à l’araméen (voir à ce sujet les arguments de Joachim Jérémias, de Jean Carmignac, et du chanoine Rose), elle est littéralement confirmée par une parole du Christ au jardin des Oliviers : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent, mais la chair est faible » (Mt 26, 41 = Mc 14, 38 ; cf. Lc 22, 40.46).
On peut cependant discuter, d’un point de vue stylistique, de l’usage de la préposition « en ». La traduction : « Et ne nous laisse pas entrer dans la tentation » aurait été parfaite. C’est la traduction qu’avait sans succès proposée Oliver Clément pour l’Église orthodoxe, et c’est celle que pour ma part j’ai adoptée depuis longtemps après un examen soigneux de la question, et qui est utilisée aussi dans ma paroisse. Elle reste proche du texte tout en correspondant bien à la nature et au processus de la tentation tels que les conçoit la tradition patristique : un processus qui comporte différentes étapes, que l’on peut stopper avec l’aide de Dieu à son seuil (que les Pères appellent « suggestion » ou « attaque » [prosbolè]), ou dans son « antichambre » (qu’ils appellent liaison [sunduasmos]), mais dont on devient prisonnier et qui nous mène irrémédiablement au péché dès que l’on est entré dans le stade suivant (j’ai donné de ce processus une description détaillée dans mon livre Thérapeutique des maladies spirituelles, 5e éd., Paris, 2013, p. 521-524).
Les évêques orthodoxes de France n’ont pas pris position par rapport à cette traduction dans la mesure où pour le moment elle ne concerne que l’Église catholique, mais l’A.E.O.F. devrait sans problème pouvoir l’adopter, soit unilatéralement, soit dans le cadre d’un accord avec les autres confessions chrétiennes, comme cela avait été le cas en 1966.
Si cette formule devenait commune à tous les chrétiens, il faudrait encore, pour que l’ensemble du Notre-Père le soit aussi, résoudre, aux yeux des Orthodoxes les problèmes posés par deux autres demandes de sa seconde partie :
— la 4e demande a été généralement traduite par « donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », ou « donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour », mais cela ne correspond pas à l’adjectif grec epiousios ; la traduction approuvée par l’assemblée des l’A.E.O.F. en 2007 propose « essentiel », et d’autres traductions orthodoxes proposent « substantiel » ou « suressentiel », adjectifs qui correspondent mieux à l’intention de texte qui ne vise pas le pain matériel, mais le pain surnaturel : soit l’eucharistie, comme le pensent de nombreux Pères dans leur commentaire de la prière dominicale, soit plus généralement la grâce divine qui alimente notre vie spirituelle ;
— la dernière demande est traduite depuis longtemps dans l’Église catholique-romaine et les communautés protestantes par « délivre-nous du mal », traduction que le Comité Interépiscopal Orthodoxe (ancêtre de l’A.E.O.F.) a formellement adoptée en 1966 lorsqu’il a accepté la traduction œcuménique. Mais la grande majorité des paroisses et des fidèles orthodoxes sont attachés à une traduction plus respectueuse du texte grec ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ τοῦ πονηροῦ : « délivre-nous du Malin ».
On peut d’ailleurs considérer que cette 7e demande est connectée avec la 6e par son sens et par le « mais » qui la précède et qui introduit une opposition, ce qui confirme le bien-fondé de la traduction : « ne nous laisse pas entrer dans la tentation », « le Malin » étant celui qui propose la tentation et nous pousse à y entrer.
Article publié dans la revue Ressources, n°1, Avril 2015, p. 20-24
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